Comédie de 1668
Harpagon, l’avare.
Cléante et Elise, enfants d’Harpagon.
Mariane et Valère, amoureux clandestins des enfants.
La Flèche, valet de Cléante.
Maître Jacques, valet d’Harpagon.
Harpagon préfère à tout, notamment ses enfants, sa cassette, c'est-à-dire son argent!
HARPAGON
Hors d'ici tout à l'heure, et qu'on ne réplique pas. Allons, que l'on détale de chez moi, maître juré filou, vrai gibier de potence.
LA FLÈCHE
Je n'ai jamais rien vu de si méchant que ce maudit vieillard, et je pense, sauf correction, qu'il a le diable au corps.
HARPAGON
Tu murmures entre tes dents.
LA FLÈCHE
Pourquoi me chassez-vous?
HARPAGON
C'est bien à toi, pendard, à me demander des raisons: sors vite, que je ne t'assomme.
LA FLÈCHE
Qu'est-ce que je vous ai fait?
HARPAGON
Tu m'as fait que je veux que tu sortes.
LA FLÈCHE
Mon maître, votre fils, m'a donné ordre de l'attendre.
HARPAGON
Va-t'en l'attendre dans la rue, et ne sois point dans ma maison planté tout droit comme un piquet, à observer ce qui se passe, et faire ton profit de tout. Je ne veux point avoir sans cesse devant moi un espion de mes affaires, un traître, dont les yeux maudits assiégent toutes mes actions, dévorent ce que je possède, et furètent de tous côtés pour voir s'il n'y a rien à voler.
LA FLÈCHE
Comment diantre voulez-vous qu'on fasse pour vous voler? Êtes-vous un homme volable, quand vous renfermez toutes choses, et faites sentinelle jour et nuit?
HARPAGON
Je veux renfermer ce que bon me semble, et faire sentinelle comme il me plaît. Ne voilà pas de mes mouchards, qui prennent garde à ce qu'on fait? Je tremble qu'il n'ait soupçonné quelque chose de mon argent. Ne serais-tu point homme à aller faire courir le bruit que j'ai chez moi de l'argent caché?
LA FLÈCHE
Vous avez de l'argent caché ?
HARPAGON
Non, coquin, je ne dis pas cela. (à part) J'enrage. Je demande si malicieusement tu n'irais point faire courir le bruit que j'en ai.
LA FLÈCHE
Hé! que nous importe que vous en ayez ou que vous n'en ayez pas, si c'est pour nous la même chose?
HARPAGON
Tu fais le raisonneur. Je te baillerai de ce raisonnement-ci par les oreilles. (Il lève la main pour lui donner un soufflet.) Sors d'ici, encore une fois.
LA FLÈCHE
Hé bien! je sors.
HARPAGON
Attends. Ne m'emportes-tu rien?
LA FLÈCHE
Que vous emporterais-je?
HARPAGON
Viens çà, que je voie. Montre-moi tes mains.
LA FLÈCHE
Les voilà.
HARPAGON
Les autres.
LA FLÈCHE
Les autres?
HARPAGON
Oui.
LA FLÈCHE
Les voilà.
HARPAGON
N'as-tu rien mis ici dedans?
LA FLÈCHE
Voyez vous-même.
HARPAGON. Il tâte le bas de ses chausses
Ces grands hauts-de-chausses sont propres à devenir les recéleurs des choses qu'on dérobe; et je voudrais qu'on en eût fait pendre quelqu'un.
LA FLÈCHE
Ah! qu'un homme comme cela mériterait bien ce qu'il craint! et que j'aurais de joie à le voler!
HARPAGON
Euh?
LA FLÈCHE
Quoi?
HARPAGON
Qu'est-ce que tu parles de voler?
LA FLÈCHE
Je dis que vous fouilliez bien partout, pour voir si je vous ai volé.
HARPAGON
C'est ce que je veux faire.
Il fouille dans les poches de LA FLÈCHE.
LA FLÈCHE
La peste soit de l'avarice et des avaricieux!
HARPAGON
Comment? que dis-tu?
LA FLÈCHE
Ce que je dis?
HARPAGON
Oui: qu'est-ce que tu dis d'avarice et d'avaricieux?
LA FLÈCHE
Je dis que la peste soit de l'avarice et des avaricieux.
HARPAGON
De qui veux-tu parler?
LA FLÈCHE
Des avaricieux.
HARPAGON
Et qui sont-ils ces avaricieux?
LA FLÈCHE
Des vilains et des ladres.
HARPAGON
Mais qui est-ce que tu entends par là?
LA FLÈCHE
De quoi vous mettez-vous en peine?
HARPAGON
Je me mets en peine de ce qu'il faut.
LA FLÈCHE
Est-ce que vous croyez que je veux parler de vous?
HARPAGON
Je crois ce que je crois; mais je veux que tu me dises à qui tu parles quand tu dis cela.
LA FLÈCHE
Je parle. Je parle à mon bonnet.
HARPAGON
Et moi, je pourrais bien parler à ta barrette.
LA FLÈCHE
M'empêcherez-vous de maudire les avaricieux?
HARPAGON
Non; mais je t'empêcherai de jaser, et d'être insolent. Tais-toi.
LA FLÈCHE
Je ne nomme personne.
HARPAGON
Je te rosserai, si tu parles.
LA FLÈCHE
Qui se sent morveux, qu'il se mouche.
HARPAGON
Te tairas-tu?
LA FLÈCHE
Oui, malgré moi.
HARPAGON
Ha, ha!
LA FLÈCHE, lui montrant une des poches de son justaucorps
Tenez, voilà encore une poche: êtes-vous satisfait?
HARPAGON
Allons, rends-le-moi sans te fouiller.
LA FLÈCHE
Quoi?
HARPAGON
Ce que tu m'as pris.
LA FLÈCHE
Je ne vous ai rien pris du tout.
HARPAGON
Assurément?
LA FLÈCHE
Assurément.
HARPAGON
Adieu: va-t'en à tous les diables.
LA FLÈCHE
Me voilà fort bien congédié.
HARPAGON
Je te le mets sur ta conscience, au moins. Voilà un pendard de valet qui m'incommode fort, et je ne me plais point à voir ce chien de boiteux-là.
HARPAGON
Ici, Valère. Nous t'avons élu pour nous dire qui a raison, de ma fille ou de moi.
VALÈRE
C'est vous, Monsieur, sans contredit.
HARPAGON
Sais-tu bien de quoi nous parlons?
VALÈRE
Non; mais vous ne sauriez avoir tort, et vous êtes toute raison.
HARPAGON
Je veux ce soir lui donner pour époux un homme aussi riche que sage; et la coquine me dit au nez qu'elle se moque de le prendre. Que dis-tu de cela?
VALÈRE
Ce que j'en dis?
HARPAGON
Oui.
VALÈRE
Eh, eh.
HARPAGON
Quoi?
VALÈRE
Je dis que dans le fond je suis de votre sentiment; et vous ne pouvez pas que vous n'ayez raison. Mais aussi n'a-t-elle pas tort tout à fait, et…
HARPAGON
Comment? Le seigneur Anselme est un parti considérable; c'est un gentilhomme qui est noble, doux, posé, sage, et fort accommodé, et auquel il ne reste aucun enfant de son premier mariage. Saurait-elle mieux rencontrer?
VALÈRE
Cela est vrai. Mais elle pourrait vous dire que c'est un peu précipiter les choses, et qu'il faudrait au moins quelque temps pour voir si son inclination pourra s'accommoder avec…
HARPAGON
C'est une occasion qu'il faut prendre vite aux cheveux. Je trouve ici un avantage qu'ailleurs je ne trouverais pas, et il s'engage à la prendre sans dot.
VALÈRE
Sans dot?
HARPAGON
Oui.
VALÈRE
Ah! je ne dis plus rien. Voyez-vous? voilà une raison tout à fait convaincante; il se faut rendre à cela.
HARPAGON
C'est pour moi une épargne considérable.
VALÈRE
Assurément, cela ne reçoit point de contradiction. Il est vrai que votre fille vous peut représenter que le mariage est une plus grande affaire qu'on ne peut croire; qu'il y va d'être heureux ou malheureux toute sa vie; et qu'un engagement qui doit durer jusqu'à la mort ne se doit jamais faire qu'avec de grandes précautions.
HARPAGON
Sans dot.
VALÈRE
Vous avez raison: voilà qui décide tout, cela s'entend. Il y a des gens qui pourraient vous dire qu'en de telles occasions l'inclination d'une fille est une chose sans doute où l'on doit avoir de l'égard; et que cette grande inégalité d'âge, d'humeur et de sentiments, rend un mariage sujet à des accidents très fâcheux.
HARPAGON
Sans dot.
VALÈRE
Ah! il n'y a pas de réplique à cela: on le sait bien; qui diantre peut aller là contre? Ce n'est pas qu'il n'y ait quantité de pères qui aimeraient mieux ménager la satisfaction de leurs filles que l'argent qu'ils pourraient donner; qui ne les voudraient point sacrifier à l'intérêt, et chercheraient plus que toute autre chose à mettre dans un mariage cette douce conformité qui sans cesse y maintient l'honneur, la tranquillité et la joie, et que…
HARPAGON
Sans dot.
VALÈRE
Il est vrai: cela ferme la bouche à tout, sans dot. Le moyen de résister à une raison comme celle-là?
HARPAGON
(Il regarde vers le jardin) Ouais! Il me semble que j'entends un chien qui aboie. N'est-ce point qu'on en voudrait à mon argent? Ne bougez, je reviens tout à l'heure.
ÉLISE
Vous moquez-vous, Valère, de lui parler comme vous faites?
VALÈRE
C'est pour ne point l'aigrir, et pour en venir mieux à bout. Heurter de front ses sentiments est le moyen de tout gâter; et il y a de certains esprits qu'il ne faut prendre qu'en biaisant, des tempéraments ennemis de toute résistance, des naturels rétifs, que la vérité fait cabrer, qui toujours se roidissent contre le droit chemin de la raison, et qu'on ne mène qu'en tournant où l'on veut les conduire. Faites semblant de consentir à ce qu'il veut, vous en viendrez mieux à vos fins, et…
ÉLISE
Mais ce mariage, Valère?
VALÈRE
On cherchera des biais pour le rompre.
ÉLISE
Mais quelle invention trouver, s'il se doit conclure ce soir?
VALÈRE
Il faut demander un délai, et feindre quelque maladie.
ÉLISE
Mais on découvrira la feinte, si l'on appelle des médecins.
VALÈRE
Vous moquez-vous? Y connaissent-ils quelque chose? Allez, allez, vous pourrez avec eux avoir quel mal il vous plaira, ils vous trouveront des raisons pour vous dire d'où cela vient.
HARPAGON
Ce n'est rien, Dieu merci.
VALÈRE
Enfin notre dernier recours, c'est que la fuite nous peut mettre à couvert de tout; et si votre amour, belle Élise, est capable d'une fermeté. (Il aperçoit Harpagon.) Oui, il faut qu'une fille obéisse à son père. Il ne faut point qu'elle regarde comme un mari est fait; et lorsque la grande raison de sans dot s'y rencontre, elle doit être prête à prendre tout ce qu'on lui donne.
HARPAGON
Bon. Voilà bien parlé, cela.
VALÈRE
Monsieur, je vous demande pardon si je m'emporte un peu, et prends la hardiesse de lui parler comme je fais.
HARPAGON
Comment? j'en suis ravi, et je veux que tu prennes sur elle un pouvoir absolu. Oui, tu as beau fuir. Je lui donne l'autorité que le Ciel me donne sur toi, et j'entends que tu fasses tout ce qu'il te dira.
VALÈRE
Après cela, résistez à mes remontrances. Monsieur, je vais la suivre, pour lui continuer les leçons que je lui faisais.
HARPAGON
Oui, tu m'obligeras. Certes.
VALÈRE
Il est bon de lui tenir un peu la bride haute.
HARPAGON:
Cela est vrai. Il faut.
VALÈRE:
Ne vous mettez pas en peine. Je crois que j'en viendrai à bout.
HARPAGON
Fais, fais. Je m'en vais faire un petit tour en ville, et reviens tout à l'heure.
VALÈRE
Oui, l'argent est plus précieux que toutes les choses du monde, et vous devez rendre grâces au Ciel de l'honnête homme de père qu'il vous a donné. Il sait ce que c'est que de vivre. Lorsqu'on s'offre de prendre une fille sans dot, on ne doit point regarder plus avant. Tout est renfermé là-dedans, et sans dot tient lieu de beauté, de jeunesse, de naissance, d'honneur, de sagesse et de probité.
HARPAGON
Ah! le brave garçon! Voilà parlé comme un oracle. Heureux qui peut avoir un domestique de la sorte!
HARPAGON
Valère, aide-moi à ceci. Ho çà, Maître Jacques, approchez-vous, je vous ai gardé pour le dernier.
MAÎTRE JACQUES
Est-ce à votre cocher, Monsieur, ou bien à votre cuisinier, que vous voulez parler? Car je suis l'un et l'autre.
HARPAGON
C'est à tous les deux.
MAÎTRE JACQUES
Mais à qui des deux le premier?
HARPAGON
Au cuisinier.
MAÎTRE JACQUES
Attendez donc, s'il vous plaît.
(Il ôte sa casaque de cocher, et paraît vêtu en cuisinier.)
HARPAGON
Quelle diantre de cérémonie est-ce là?
MAÎTRE JACQUES
Vous n'avez qu'à parler.
HARPAGON
Je me suis engagé, maître Jacques, à donner ce soir à souper.
MAÎTRE JACQUES
Grande merveille!
HARPAGON
Dis-moi un peu, nous feras-tu bonne chère?
MAÎTRE JACQUES
Oui, si vous me donnez bien de l'argent.
HARPAGON
Que diable, toujours de l'argent! Il semble qu'ils n'aient autre chose à dire: "De l'argent, de l'argent, de l'argent" Ah! ils n'ont que ce mot à la bouche: "De l'argent." Toujours parler d'argent. Voilà leur épée de chevet, de l'argent.
VALÈRE
Je n'ai jamais vu de réponse plus impertinente que celle-là. Voilà une belle merveille que de faire bonne chère avec bien de l'argent: c'est une chose la plus aisée du monde, et il n'y a si pauvre esprit qui n'en fit bien autant; mais pour agir en habile homme, il faut parler de faire bonne chère avec peu d'argent.
MAÎTRE JACQUES
Bonne chère avec peu d'argent!
VALÈRE
Oui.
MAÎTRE JACQUES
Par ma foi, Monsieur l'intendant, vous nous obligerez de nous faire voir ce secret, et de prendre mon office de cuisinier: aussi bien vous mêlez-vous céans d'être le factoton.
HARPAGON
Taisez-vous. Qu'est-ce qu'il nous faudra?
MAÎTRE JACQUES
Voilà Monsieur votre intendant, qui vous fera bonne chère pour peu d'argent.
HARPAGON
Haye ! Je veux que tu me répondes.
MAÎTRE JACQUES
Combien serez-vous de gens à table?
HARPAGON
Nous serons huit ou dix; mais il ne faut prendre que huit: quand il y a à manger pour huit, il y en a bien pour dix.
VALÈRE
Cela s'entend.
MAÎTRE JACQUES
Hé bien! Il faudra quatre grands potages bien garnis, et cinq assiettes … Potages… entrées…
HARPAGON
Que diable! Voilà pour traiter toute une ville entière.
MAÎTRE JACQUES
Rôt…
HARPAGON, en lui mettant la main sur la bouche
Ah! Traître, tu manges tout mon bien.
MAÎTRE JACQUES
Entremets…
HARPAGON en lui mettant encore la main sur la bouche
Encore !
VALÈRE
Est-ce que vous avez envie de faire crever tout le monde? Et Monsieur a-t-il invité des gens pour les assassiner à force de mangeaille? Allez-vous-en lire un peu les préceptes de la santé, et demander aux médecins s'il y a rien de plus préjudiciable à l'homme que de manger avec excès.
HARPAGON
Il a raison.
VALÈRE
Apprenez, maître Jacques, vous et vos pareils, que c'est un coupe-gorge qu'une table remplie de trop de viandes; que pour se bien montrer ami de ceux que l'on invite, il faut que la frugalité règne dans les repas qu'on donne; et que, suivant le dire d'un ancien, il faut manger pour vivre, et non pas vivre pour manger.
HARPAGON
Ah! Que cela est bien dit! Approche, que je t'embrasse pour ce mot. Voilà la plus belle sentence que j'aie entendue de ma vie. Il faut vivre pour manger, et non pas manger pour vi... Non, ce n'est pas cela. Comment est-ce que tu dis?
VALÈRE
Qu'il faut manger pour vivre, et non pas vivre pour manger.
HARPAGON
Oui. Entends-tu? Qui est le grand homme qui a dit cela?
VALÈRE
Je ne me souviens pas maintenant de son nom.
HARPAGON
Souviens-toi de m'écrire ces mots: je les veux faire graver en lettres d'or sur la cheminée de ma salle.
VALÈRE
Je n'y manquerai pas. Et pour votre souper, vous n'avez qu'à me laisser faire: je réglerai tout cela comme il faut.
HARPAGON
Fais donc.
MAÎTRE JACQUES
Tant mieux: j'en aurai moins de peine.
HARPAGON
Il faudra de ces choses dont on ne mange guère, et qui rassasient d'abord: quelque bon haricot bien gras, avec quelque pâté en pot bien garni de marrons. Là, que cela foisonne.
VALÈRE
Reposez-vous sur moi.
HARPAGON
Maintenant, maître Jacques, il faut nettoyer mon carrosse.
MAÎTRE JACQUES
Attendez. Ceci s'adresse au cocher. (Il remet sa casaque.) Vous dites.
HARPAGON
Qu'il faut nettoyer mon carrosse, et tenir mes chevaux tous prêts pour conduire à la foire.
MAÎTRE JACQUES
Vos chevaux, Monsieur? Ma foi, ils ne sont point du tout en état de marcher. Je ne vous dirai point qu'ils sont sur la litière, les pauvres bêtes n'en ont point, et ce serait mal parler; mais vous leur faites observer des jeûnes si austères, que ce ne sont plus rien que des fantômes, des façons de chevaux.
HARPAGON
Les voilà bien malades: ils ne font rien.
MAÎTRE JACQUES
Et pour ne faire rien, Monsieur, est-ce qu'il ne faut rien manger? Il leur vaudrait bien mieux, les pauvres animaux, de travailler beaucoup, et de manger de même. Cela me fend le cœur, de les voir ainsi exténués; car enfin j'ai une tendresse pour mes chevaux, qu'il me semble que c'est moi-même quand je les vois pâtir; je m'ôte tous les jours pour eux les choses de la bouche; et c'est être, Monsieur, d'un naturel trop dur, que de n'avoir nulle pitié de son prochain.
HARPAGON
Le travail ne sera pas grand, d'aller jusqu'à la foire.
MAÎTRE JACQUES
Non, Monsieur, je n'ai pas le courage de les mener, et je ferais conscience de leur donner des coups de fouet, en l'état où ils sont. Comment voudriez-vous qu'ils traînassent un carrosse, qu'ils ne peuvent pas se traîner eux-mêmes?
VALÈRE
Monsieur, j'obligerai le voisin le Picard à se charger de les conduire: aussi bien nous fera-t-il ici besoin pour apprêter le souper.
MAÎTRE JACQUES
Soit: j'aime mieux encore qu'ils meurent sous la main d'un autre que sous la mienne.
VALÈRE
Maître Jacques fait bien le raisonnable.
MAÎTRE JACQUES
Monsieur l'intendant fait bien le nécessaire.
HARPAGON
Paix!
MAÎTRE JACQUES
Monsieur, je ne saurais souffrir les flatteurs; et je vois que ce qu'il en fait, que ses contrôles perpétuels sur le pain et le vin, le bois, le sel, et la chandelle, ne sont rien que pour vous gratter et vous faire sa cour. J'enrage de cela, et je suis fâché tous les jours d'entendre ce qu'on dit de vous; car enfin je me sens pour vous de la tendresse, en dépit que j'en aie; et après mes chevaux, vous êtes la personne que j'aime le plus.
HARPAGON
Pourrais-je savoir de vous, maître Jacques, ce que l'on dit de moi?
MAÎTRE JACQUES
Oui, Monsieur, si j'étais assuré que cela ne vous fâchât point.
HARPAGON
Non, en aucune façon.
MAÎTRE JACQUES
Pardonnez-moi: je sais fort bien que je vous mettrais en colère.
HARPAGON
Point du tout: au contraire, c'est me faire plaisir, et je suis bien aise d'apprendre comme on parle de moi.
MAÎTRE JACQUES
Monsieur, puisque vous le voulez, je vous dirai franchement qu'on se moque partout de vous; vous êtes la fable et la risée de tout le monde; et jamais on ne parle de vous, que sous les noms d'avare, de ladre, de vilain et de fesse-mathieu.
HARPAGON, en le battant
Vous êtes un sot, un maraud, un coquin, et un impudent.
MAÎTRE JACQUES
Hé bien! Ne l'avais-je pas deviné? Vous ne m'avez pas voulu croire: je vous l'avais bien dit que je vous fâcherais de vous dire la vérité.
HARPAGON
Apprenez à parler.
VALÈRE
À ce que je puis voir, maître Jacques, on paye mal votre franchise.
MAÎTRE JACQUES
Morbleu! Monsieur le nouveau venu, qui faites l'homme d'importance, ce n'est pas votre affaire. Riez de vos coups de bâton quand on vous en donnera, et ne venez point rire des miens.
VALÈRE
Ah! Monsieur maître Jacques, ne vous fâchez pas, je vous prie.
MAÎTRE JACQUES
II file doux. Je veux faire le brave, et s'il est assez sot pour me craindre, le frotter quelque peu. Savez-vous bien, Monsieur le rieur, que je ne ris pas, moi? Et que si vous m'échauffez la tête, je vous ferai rire d'une autre sorte? (Maître Jacques pousse Valère jusques au bout du théâtre, en le menaçant.)
VALÈRE
Eh! Doucement.
MAÎTRE JACQUES
Comment, doucement? II ne me plaît pas, moi.
VALÈRE
De grâce.
MAÎTRE JACQUES
Vous êtes un impertinent.
VALÈRE
Monsieur maître Jacques.
MAÎTRE JACQUES
Il n'y a point de Monsieur maître Jacques pour un double. Si je prends un bâton, je vous rosserai d'importance.
VALÈRE
Comment, un bâton?
(VALÈRE le fait reculer autant qu'il l'a fait.)
MAÎTRE JACQUES
Eh! Je ne parle pas de cela.
VALÈRE
Savez-vous bien, Monsieur le fat, que je suis homme à vous rosser vous-même?
MAÎTRE JACQUES
Je n'en doute pas.
VALÈRE
Que vous n'êtes, pour tout potage, qu'un faquin de cuisinier?
MAÎTRE JACQUES
Je le sais bien.
VALÈRE
Et que vous ne me connaissez pas encore?
MAÎTRE JACQUES
Pardonnez-moi.
VALÈRE
Vous me rosserez, dites-vous?
MAÎTRE JACQUES
Je le disais en raillant.
VALÈRE
Et moi, je ne prends point de goût à votre raillerie. (Il lui donne des coups de bâton.) Apprenez que vous êtes un mauvais railleur.
MAÎTRE JACQUES
Peste soit la sincérité! C'est un mauvais métier. Désormais j'y renonce, et je ne veux plus dire vrai. Passe encore pour mon maître: il a quelque droit de me battre; mais pour ce Monsieur l'intendant, je m'en vengerai si je puis.
HARPAGON [à qui l’on a volé sa cassette pleine d’argent…] crie au voleur.
HARPAGON
Au voleur ! au voleur ! à l’assassin ! au meurtrier ! Justice, juste ciel ! je suis perdu, je suis assassiné ; on m’a coupé la gorge : on m’a dérobé mon argent. Qui peut-ce être ? Qu’est-il devenu ? Où est-il ? Où se cache-t-il ? Que ferai-je pour le trouver ? Où courir ? Où ne pas courir ? N’est-il point là ? N’est-il point ici ? Qui est-ce ? Arrête. (A lui-même se prenant le bras) Rends-moi mon argent, coquin… Ah ! c’est moi ! Mon esprit est troublé, et j’ignore où je suis, qui je suis, et ce que je fais. Hélas ! mon pauvre argent ! mon cher ami ! on m’a privé de toi ; et, puisque tu m’es enlevé, j’ai perdu mon support, ma consolation, ma joie : tout est fini pour moi, et je n’ai plus que faire au monde. Sans toi, il m’est impossible de vivre.
C’en est fait ; je n’en puis plus ; je me meurs ; je suis mort ; je suis enterré. N’y a-t-il personne qui veuille me ressusciter, en me rendant mon cher argent, ou m’apprenant qui l’a pris ? Euh ! Que dites-vous ? Ce n’est personne. Il fait, qui que ce soit qui ait fait le coup, qu’avec beaucoup de soin on ait épié l’heure ; et l’on a choisi justement le temps que je parlais à mon traître de fils. Sortons. Je veux aller quérir la justice, et faire donner la question à toute ma maison ; à servantes, à valets, à fils, à fille, et à moi aussi. Que de gens assemblés ! Je ne jette mes regards sur personne qui ne me donne des soupçons, et tout me semble mon voleur. Hé ! de quoi est-ce qu’on parle là ? de celui qui m’a dérobé ? Quel bruit fait-on là-haut ? Est-ce mon voleur qui y est ? De grâce, si l’on sait des nouvelles de mon voleur, je supplie que l’on m’en dise. N’est-il point caché là parmi vous ? Ils me regardent tous, et se mettent à rire. Vous verrez qu’ils ont part, sans doute, au vol que l’on m’a fait. Allons vite, des commissaires, des archers, des prévôts, des juges, des gênes, des potences et des bourreaux. Je veux faire pendre tout le monde ; et, si je ne retrouve mon argent, je me pendrai moi-même après.
HARPAGON
Approche: viens confesser l'action la plus noire, l'attentat le plus horrible qui jamais ait été commis.
VALÈRE
Que voulez-vous, Monsieur?
HARPAGON
Comment, traître, tu ne rougis pas de ton crime?
VALÈRE
De quel crime voulez-vous donc parler?
HARPAGON
De quel crime je veux parler, infâme? Comme si tu ne savais pas ce que je veux dire. C'est en vain que tu prétendrais de le déguiser: l'affaire est découverte, et l'on vient de m'apprendre tout. Comment abuser ainsi de ma bonté, et s'introduire exprès chez moi pour me trahir? pour me jouer un tour de cette nature?
VALÈRE
Monsieur, puisqu'on vous a découvert tout, je ne veux point chercher de détours et vous nier la chose.
MAÎTRE JACQUES
Oh, oh! aurais-je deviné sans y penser?
VALÈRE
C'était mon dessein de vous en parler, et je voulais attendre pour cela des conjonctures favorables; mais puisqu'il est ainsi, je vous conjure de ne vous point fâcher, et de vouloir entendre mes raisons.
HARPAGON
Et quelles belles raisons peux-tu me donner, voleur infâme?
VALÈRE
Ah! Monsieur, je n'ai pas mérité ces noms. Il est vrai que j'ai commis une offense envers vous; mais, après tout, ma faute est pardonnable.
HARPAGON
Comment, pardonnable? Un guet-apens? un assassinat de la sorte?
VALÈRE
De grâce, ne vous mettez point en colère. Quand vous m'aurez ouï, vous verrez que le mal n'est pas si grand que vous le faites.
HARPAGON
Le mal n'est pas si grand que je le fais! Quoi? mon sang, mes entrailles, pendard?
VALÈRE
Votre sang, Monsieur, n'est pas tombé dans de mauvaises mains. Je suis d'une condition à ne lui point faire de tort, et il n'y a rien en tout ceci que je ne puisse bien réparer.
HARPAGON
C'est bien mon intention, et que tu me restitues ce que tu m'as ravi.
VALÈRE
Votre honneur, Monsieur, sera pleinement satisfait.
HARPAGON
Il n'est pas question d'honneur là-dedans. Mais, dis-moi, qui t'a porté à cette action?
VALÈRE
Hélas! me le demandez-vous?
HARPAGON
Oui, vraiment, je te le demande.
VALÈRE
Un dieu qui porte les excuses de tout ce qu'il fait faire: l'Amour.
HARPAGON
L'amour?
VALÈRE
Oui.
HARPAGON
Bel amour, bel amour, ma foi! L'amour de mes louis d'or.
VALÈRE
Non, Monsieur, ce ne sont point vos richesses qui m'ont tenté; ce n'est pas cela qui m'a ébloui, et je proteste de ne prétendre rien à tous vos biens, pourvu que vous me laissiez celui que j'ai.
HARPAGON
Non ferai, de par tous les diables! je ne te le laisserai pas. Mais voyez quelle insolence de vouloir retenir le vol qu'il m'a fait!
VALÈRE
Appelez-vous cela un vol?
HARPAGON
Si je l'appelle un vol? Un trésor comme celui-là!
VALÈRE
C'est un trésor, il est vrai, et le plus précieux que vous ayez sans doute; mais ce ne sera pas le perdre que de me le laisser. Je vous le demande à genoux, ce trésor plein de charmes; et pour bien faire, il faut que vous me l'accordiez.
HARPAGON
Je n'en ferai rien. Qu'est-ce à dire cela?
VALÈRE
Nous nous sommes promis une foi mutuelle, et avons fait serment de ne nous point abandonner.
HARPAGON
Le serment est admirable, et la promesse plaisante!
VALÈRE
Oui, nous nous sommes engagés d'être l'un à l'autre à jamais.
HARPAGON
Je vous en empêcherai bien, je vous assure.
VALÈRE
Rien que la mort ne nous peut séparer.
HARPAGON
C'est être bien endiablé après mon argent.
VALÈRE
Je vous ai déjà dit, Monsieur, que ce n'était point l'intérêt qui m'avait poussé à faire ce que j'ai fait. Mon cœur n'a point agi par les ressorts que vous pensez, et un motif plus noble m'a inspiré cette résolution.
HARPAGON
Vous verrez que c'est par charité chrétienne qu'il veut avoir mon bien; mais j'y donnerai bon ordre; et la justice, pendard effronté, me va faire raison de tout.
VALÈRE
Vous en userez comme vous voudrez, et me voilà prêt à souffrir toutes les violences qu'il vous plaira; mais je vous prie de croire, au moins, que, s'il y a du mal, ce n'est que moi qu'il en faut accuser, et que votre fille en tout ceci n'est aucunement coupable.
HARPAGON
Je le crois bien, vraiment; il serait fort étrange que ma fille eût trempé dans ce crime. Mais je veux ravoir mon affaire, et que tu me confesses en quel endroit tu me l'as enlevée.
VALÈRE
Moi? je ne l'ai point enlevée, et elle est encore chez vous.
HARPAGON
Ô ma chère cassette! Elle n'est point sortie de ma maison?
VALÈRE
Non, Monsieur.
HARPAGON
Hé! dis-moi donc un peu: tu n'y as point touché?
VALÈRE
Moi, y toucher? Ah! vous lui faites tort, aussi bien qu'à moi; et c'est d'une ardeur toute pure et respectueuse que j'ai brûlé pour elle.
HARPAGON
Brûlé pour ma cassette!
VALÈRE
J'aimerais mieux mourir que de lui avoir fait paraître aucune pensée offensante: elle est trop sage et trop honnête pour cela.
HARPAGON
Ma cassette trop honnête!
VALÈRE
Tous mes désirs se sont bornés à jouir de sa vue; et rien de criminel n'a profané la passion que ses beaux yeux m'ont inspirée.
HARPAGON
Les beaux yeux de ma cassette! Il parle d'elle comme un amant d'une maîtresse.
VALÈRE
Dame Claude, Monsieur, sait la vérité de cette aventure, et elle vous peut rendre témoignage.
HARPAGON
Quoi? ma servante est complice de l'affaire?
VALÈRE
Oui, Monsieur, elle a été témoin de notre engagement; et c'est après avoir connu l'honnêteté de ma flamme, qu'elle m'a aidé à persuader votre fille de me donner sa foi, et recevoir la mienne.
HARPAGON
Eh? est-ce que la peur de la justice le fait extravaguer? Que nous brouilles-tu ici de ma fille?
VALÈRE
Je dis, Monsieur, que j'ai eu toutes les peines du monde à faire consentir sa pudeur à ce que voulait mon amour.
HARPAGON
La pudeur de qui?
VALÈRE
De votre fille; et c'est seulement depuis hier qu'elle a pu se résoudre à nous signer mutuellement une promesse de mariage.
HARPAGON
Ma fille t'a signé une promesse de mariage!
VALÈRE
Oui, Monsieur, comme de ma part je lui en ai signé une.
HARPAGON
Ô Ciel! autre disgrâce!
MAÎTRE JACQUES
Écrivez, Monsieur, écrivez.
HARPAGON
Rengrènement de mal! surcroît de désespoir! (Au commissaire) Allons, Monsieur, faites le dû de votre charge, et dressez-lui-moi son procès, comme larron, et comme suborneur.
MAÎTRE JACQUES
Comme larron et comme suborneur.
VALÈRE
Ce sont des noms qui ne me sont point dus; et quand on saura qui je suis.