Comédie de 1666
Alceste, le misanthrope.
Philinte, l’ami d’Alceste.
Célimène, jeune femme dont sont épris Alceste et Oronte
Oronte, bourgeois entiché de poésie
Alceste méprise le genre humain au nom de différentes valeurs mais ses qualités morales parviendront-elles à charmer la belle et ... versatile Célimène?!
ÉLIANTE
Voici les deux marquis, qui montent avec nous ;
Vous l’est-on venu dire ?
CÉLIMÈNE
Oui. Des sièges pour tous.
(À Alceste.)
Vous n’êtes pas sorti ?
ALCESTE
Non ; mais je veux, Madame,
Ou, pour eux, ou pour moi, faire expliquer votre âme.
CÉLIMÈNE
Taisez-vous.
ALCESTE
Aujourd’hui vous vous expliquerez.
CÉLIMÈNE
Vous perdez le sens.
ALCESTE
Point, vous vous déclarerez.
CÉLIMÈNE
Ah !
ALCESTE
Vous prendrez parti.
CÉLIMÈNE
Vous vous moquez, je pense.
ALCESTE
Non, mais vous choisirez, c’est trop de patience.
CLITANDRE
Parbleu, je viens du Louvre, où Cléonte, au levé,
Madame, a bien paru, ridicule achevé.
N’a-t-il point quelque ami qui pût, sur ses manières,
D’un charitable avis, lui prêter les lumières ?
CÉLIMÈNE
Dans le monde, à vrai dire, il se barbouille [8] fort ;
Partout, il porte un air qui saute aux yeux, d’abord ;
Et lorsqu’on le revoit, après un peu d’absence,
On le retrouve, encor, plus plein d’extravagance.
ACASTE
Parbleu, s’il faut parler des gens extravagants,
Je viens d’en essuyer un des plus fatigants ;
Damon, le raisonneur, qui m’a, ne vous déplaise,
Une heure, au grand soleil, tenu hors de ma chaise.
CÉLIMÈNE
C’est un parleur étrange, et qui trouve, toujours,
L’art de ne vous rien dire, avec de grands discours.
Dans les propos qu’il tient, on ne voit jamais goutte,
Et ce n’est que du bruit, que tout ce qu’on écoute.
ÉLIANTE à Philinte.
Ce début n’est pas mal ; et, contre le prochain,
La conversation prend un assez bon train.
CLITANDRE
Timante, encor, Madame, est un bon caractère !
CÉLIMÈNE
C’est, de la tête aux pieds, un homme tout mystère,
Qui vous jette, en passant, un coup d’œil égaré,
Et, sans aucune affaire, est toujours affairé.
Tout ce qu’il vous débite, en grimaces, abonde ;
À force de façons, il assomme le monde ;
Sans cesse il a, tout bas, pour rompre l’entretien,
Un secret à vous dire, et ce secret n’est rien ;
De la moindre vétille, il fait une merveille,
Et, jusques au bonjour, il dit tout à l’oreille.
ACASTE
Et Géralde, Madame ?
CÉLIMÈNE
Ô l’ennuyeux conteur !
Jamais, on ne le voit sortir du grand seigneur ;
Dans le brillant commerce, il se mêle, sans cesse,
Et ne cite jamais, que duc, prince, ou princesse.
La qualité l’entête , et tous ses entretiens
Ne sont que de chevaux, d’équipage, et de chiens ;
Il tutaye , en parlant, ceux du plus haut étage,
Et le nom de Monsieur, est, chez lui, hors d’usage.
CLITANDRE
On dit qu’avec Bélise, il est du dernier bien.
CÉLIMÈNE
Le pauvre esprit de femme ! et le sec entretien !
Lorsqu’elle vient me voir, je souffre le martyre,
Il faut suer, sans cesse, à chercher que lui dire ;
Et la stérilité de son expression,
Fait mourir, à tous coups, la conversation.
En vain, pour attaquer son stupide silence,
De tous les lieux communs, vous prenez l’assistance ;
Le beau temps, et la pluie, et le froid, et le chaud,
Sont des fonds, qu’avec elle, on épuise bientôt.
Cependant, sa visite, assez insupportable,
Traîne en une longueur, encore, épouvantable ;
Et l’on demande l’heure, et l’on bâille vingt fois,
Qu’elle grouille autant qu’une pièce de bois .
ACASTE
Que vous semble d’Adraste ?
CÉLIMÈNE
Ah ! quel orgueil extrême !
C’est un homme gonflé de l’amour de soi-même ;
Son mérite, jamais, n’est content de la cour,
Contre elle, il fait métier de pester chaque jour ;
Et l’on ne donne emploi, charge, ni bénéfice,
Qu’à tout ce qu’il se croit, on ne fasse injustice.
CLITANDRE
Mais le jeune Cléon, chez qui vont, aujourd’hui,
Nos plus honnêtes gens, que dites-vous de lui ?
CÉLIMÈNE
Que de son cuisinier, il s’est fait un mérite,
Et que c’est à sa table, à qui l’on rend visite.
ÉLIANTE
Il prend soin d’y servir des mets fort délicats.
CÉLIMÈNE
Oui, mais je voudrais bien qu’il ne s’y servît pas,
C’est un fort méchant plat, que sa sotte personne,
Et qui gâte, à mon goût, tous les repas qu’il donne.
PHILINTE
On fait assez de cas de son oncle Damis ;
Qu’en dites-vous, Madame ?
CÉLIMÈNE
Il est de mes amis.
PHILINTE
Je le trouve honnête homme, et d’un air assez sage.
CÉLIMÈNE
Oui, mais il veut avoir trop d’esprit, dont j’enrage ;
Il est guindé sans cesse ; et, dans tous ses propos,
On voit qu’il se travaille à dire de bons mots.
Depuis que dans la tête, il s’est mis d’être habile,
Rien ne touche son goût, tant il est difficile ;
Il veut voir des défauts à tout ce qu’on écrit,
Et pense que louer, n’est pas d’un bel esprit.
Que c’est être savant, que trouver à redire ;
Qu’il n’appartient qu’aux sots, d’admirer, et de rire ;
Et qu’en n’approuvant rien des ouvrages du temps,
Il se met au-dessus de tous les autres gens.
Aux conversations, même il trouve à reprendre,
Ce sont propos trop bas, pour y daigner descendre ;
Et, les deux bras croisés, du haut de son esprit,
Il regarde en pitié, tout ce que chacun dit.
ACASTE
Dieu me damne, voilà son portrait véritable.
CLITANDRE
Pour bien peindre les gens, vous êtes admirable !
ALCESTE
Allons, ferme, poussez, mes bons amis de cour,
Vous n’en épargnez point, et chacun a son tour.
Cependant, aucun d’eux, à vos yeux, ne se montre,
Qu’on ne vous voie en hâte, aller à sa rencontre,
Lui présenter la main, et d’un baiser flatteur,
Appuyer les serments d’être son serviteur.
CLITANDRE
Pourquoi s’en prendre à nous ? Si ce qu’on dit, vous blesse,
Il faut que le reproche, à Madame, s’adresse.
ALCESTE
Non, morbleu, c’est à vous ; et vos ris complaisants
Tirent de son esprit, tous ces traits médisants ;
Son humeur satirique est sans cesse nourrie
Par le coupable encens de votre flatterie ;
Et son cœur, à railler, trouverait moins d’appas,
S’il avait observé qu’on ne l’applaudît pas.
C’est ainsi qu’aux flatteurs, on doit, partout, se prendre
Des vices où l’on voit les humains se répandre.
PHILINTE
Mais pourquoi, pour ces gens, un intérêt si grand,
Vous, qui condamneriez, ce qu’en eux on reprend ?
CÉLIMÈNE
Et ne faut-il pas bien que Monsieur contredise ?
À la commune voix, veut-on qu’il se réduise ?
Et qu’il ne fasse pas éclater, en tous lieux,
L’esprit contrariant, qu’il a reçu des cieux ?
Le sentiment d’autrui, n’est jamais, pour lui plaire,
Il prend, toujours, en main, l’opinion contraire ;
Et penserait paraître un homme du commun,
Si l’on voyait qu’il fût de l’avis de quelqu’un.
L’honneur de contredire, a, pour lui, tant de charmes,
Qu’il prend, contre lui-même, assez souvent, les armes ;
Et ses vrais sentiments sont combattus par lui,
Aussitôt qu’il les voit dans la bouche d’autrui.
ALCESTE
Les rieurs sont pour vous, Madame, c’est tout dire ;
Et vous pouvez pousser, contre moi, la satire.
PHILINTE
Mais il est véritable, aussi, que votre esprit
Se gendarme, toujours, contre tout ce qu’on dit ;
Et que, par un chagrin, que lui-même il avoue,
Il ne saurait souffrir qu’on blâme, ni qu’on loue.
ALCESTE
C’est que jamais, morbleu, les hommes n’ont raison,
Que le chagrin, contre eux, est toujours de saison,
Et que je vois qu’ils sont, sur toutes les affaires,
Loueurs impertinents, ou censeurs téméraires.
CÉLIMÈNE
Mais...
ALCESTE
Non, Madame, non, quand j’en devrais mourir,
Vous avez des plaisirs que je ne puis souffrir ;
Et l’on a tort, ici, de nourrir dans votre âme,
Ce grand attachement aux défauts qu’on y blâme .
CLITANDRE
Pour moi, je ne sais pas ; mais j’avouerai, tout haut,
Que j’ai cru, jusqu’ici, Madame sans défaut.
ACASTE
De grâces, et d’attraits, je vois qu’elle est pourvue ;
Mais les défauts qu’elle a, ne frappent point ma vue.
ALCESTE
Ils frappent tous la mienne, et loin de m’en cacher,
Elle sait que j’ai soin de les lui reprocher.
Plus on aime quelqu’un, moins il faut qu’on le flatte ;
À ne rien pardonner, le pur amour éclate ;
Et je bannirais, moi, tous ces lâches amants,
Que je verrais soumis à tous mes sentiments,
Et dont, à tous propos, les molles complaisances
Donneraient de l’encens à mes extravagances.
CÉLIMÈNE
Enfin, s’il faut qu’à vous, s’en rapportent les cœurs,
On doit, pour bien aimer, renoncer aux douceurs ;
Et du parfait amour, mettre l’honneur suprême,
À bien injurier les personnes qu’on aime.
ÉLIANTE
L’amour, pour l’ordinaire, est peu fait à ces lois,
Et l’on voit les amants vanter, toujours, leur choix :
Jamais, leur passion n’y voit rien de blâmable,
Et dans l’objet aimé, tout leur devient aimable ;
Ils comptent les défauts pour des perfections,
Et savent y donner de favorables noms.
La pâle, est aux jasmins, en blancheur, comparable ;
La noire, à faire peur, une brune adorable ;
La maigre, a de la taille, et de la liberté ;
La grasse, est, dans son port, pleine de majesté ;
La malpropre, sur soi , de peu d’attraits chargée,
Est mise sous le nom de beauté négligée ;
La géante, paraît une déesse aux yeux ;
La naine, un abrégé des merveilles des cieux ;
L’orgueilleuse, a le cœur digne d’une couronne ;
La fourbe, a de l’esprit ; la sotte, est toute bonne ;
La trop grande parleuse, est d’agréable humeur ;
Et la muette, garde une honnête pudeur.
C’est ainsi, qu’un amant, dont l’ardeur est extrême,
Aime, jusqu’aux défauts des personnes qu’il aime.
ALCESTE
Et moi, je soutiens, moi...
CÉLIMÈNE
Brisons là, ce discours,
Et dans la galerie, allons faire deux tours.
Quoi ! vous vous en allez, Messieurs ?
CLITANDRE et ACASTE
Non pas, Madame.
ALCESTE
La peur de leur départ, occupe fort votre âme ;
Sortez, quand vous voudrez, Messieurs ; mais j’avertis,
Que je ne sors qu’après que vous serez sortis.
ACASTE
À moins de voir Madame en être importunée,
Rien ne m’appelle, ailleurs, de toute la journée.
CLITANDRE
Moi, pourvu que je puisse être au petit couché,
Je n’ai point d’autre affaire, où je sois attaché.
CÉLIMÈNE
C’est pour rire, je crois.
ALCESTE
Non, en aucune sorte,
Nous verrons, si c’est moi, que vous voudrez qui sorte.
ORONTE
Oui, c’est à vous, de voir, si par des nœuds si doux,
Madame, vous voulez m’attacher tout à vous :
Il me faut, de votre âme, une pleine assurance,
Un amant, là-dessus, n’aime point qu’on balance :
Si l’ardeur de mes feux a pu vous émouvoir,
Vous ne devez point feindre à me le faire voir ;
Et la preuve, après tout, que je vous en demande,
C’est de ne plus souffrir qu’Alceste vous prétende,
De le sacrifier, Madame, à mon amour,
Et, de chez vous, enfin, le bannir dès ce jour.
CÉLIMÈNE
Mais quel sujet si grand, contre lui, vous irrite,
Vous, à qui j’ai tant vu parler de son mérite ?
ORONTE
Madame, il ne faut point ces éclaircissements,
Il s’agit de savoir quels sont vos sentiments :
Choisissez, s’il vous plaît, de garder l’un, ou l’autre,
Ma résolution n’attend rien que la vôtre.
ALCESTE sortant du coin où il s’était retiré.
Oui, Monsieur a raison ; Madame, il faut choisir,
Et sa demande, ici, s’accorde à mon désir ;
Pareille ardeur me presse, et même soin m’amène,
Mon amour veut du vôtre, une marque certaine.
Les choses ne sont plus pour traîner en longueur,
Et voici le moment d’expliquer votre cœur.
ORONTE
Je ne veux point, Monsieur, d’une flamme importune,
Troubler, aucunement, votre bonne fortune.
ALCESTE
Je ne veux point, Monsieur, jaloux, ou non jaloux,
Partager de son cœur, rien du tout avec vous.
ORONTE
Si votre amour, au mien, lui semble préférable...
ALCESTE
Si du moindre penchant elle est pour vous capable...
ORONTE
Je jure de n’y rien prétendre désormais.
ALCESTE
Je jure, hautement, de ne la voir jamais.
ORONTE
Madame, c’est à vous, de parler sans contrainte.
ALCESTE
Madame, vous pouvez vous expliquer sans crainte.
ORONTE
Vous n’avez qu’à nous dire où s’attachent vos vœux.
ALCESTE
Vous n’avez qu’à trancher, et choisir de nous deux.
ORONTE
Quoi ! sur un pareil choix, vous semblez être en peine !
ALCESTE
Quoi ! votre âme balance, et paraît incertaine !
CÉLIMÈNE
Mon Dieu ! que cette instance est là, hors de saison :
Et que vous témoignez, tous deux, peu de raison !
Je sais prendre parti sur cette préférence,
Et ce n’est pas mon cœur, maintenant, qui balance :
Il n’est point suspendu, sans doute, entre vous deux,
Et rien n’est si tôt fait, que le choix de nos vœux.
Mais je souffre, à vrai dire, une gêne trop forte,
À prononcer en face, un aveu de la sorte :
Je trouve que ces mots, qui sont désobligeants,
Ne se doivent point dire en présence des gens :
Qu’un cœur, de son penchant, donne assez de lumière,
Sans qu’on nous fasse aller, jusqu’à rompre en visière :
Et qu’il suffit, enfin, que de plus doux témoins
Instruisent un amant, du malheur de ses soins.
ORONTE
Non, non, un franc aveu n’a rien que j’appréhende,
J’y consens pour ma part.
ALCESTE
Et moi, je le demande ;
C’est son éclat, surtout, qu’ici j’ose exiger,
Et je ne prétends point vous voir rien ménager.
Conserver tout le monde, est votre grande étude,
Mais plus d’amusement, et plus d’incertitude ;
Il faut vous expliquer, nettement, là-dessus,
Ou bien, pour un arrêt, je prends votre refus :
Je saurai, de ma part, expliquer ce silence,
Et me tiendrai pour dit, tout le mal que j’en pense.
ORONTE
Je vous sais fort bon gré, Monsieur, de ce courroux.
Et je lui dis, ici, même chose que vous.
CÉLIMÈNE
Que vous me fatiguez avec un tel caprice !
Ce que vous demandez, a-t-il de la justice :
Et ne vous dis-je pas quel motif me retient ?