Comédie de 1671
Géronte, père de Léandre
Scapin, valet de Léandre
Scapin, valet filou, manigance en faveur des amours du jeune Léandre contre les projets de mariage du père, l'avare Géronte.
SCAPIN
Ô Ciel! ô disgrâce imprévue! ô misérable père! Pauvre Géronte, que feras-tu?
GÉRONTE
Que dit-il là de moi, avec ce visage affligé?
SCAPIN
N'y a-t-il personne qui puisse me dire où est le seigneur Géronte?
GÉRONTE
Qu'y a-t-il, Scapin?
SCAPIN
Où pourrai-je le rencontrer, pour lui dire cette infortune?
GÉRONTE
Qu'est-ce que c'est donc?
SCAPIN
En vain je cours de tous côtés pour le pouvoir trouver.
GÉRONTE
Me voici.
SCAPIN
Il faut qu'il soit caché en quelque endroit qu'on ne puisse point deviner.
GÉRONTE
Holà, es-tu aveugle, que tu ne me vois pas?
SCAPIN
Ah, Monsieur, il n'y a pas moyen de vous rencontrer.
GÉRONTE
Il y a une heure que je suis devant toi. Qu'est-ce que c'est donc qu'il y a?
SCAPIN
Monsieur...
GÉRONTE
Quoi?
SCAPIN
Monsieur, votre fils...
GÉRONTE
Hé bien mon fils...
SCAPIN
Est tombé dans une disgrâce la plus étrange du monde.
GÉRONTE
Et quelle?
SCAPIN
Je l'ai trouvé tantôt, tout triste, de je ne sais quoi que vous lui avez dit, où vous m'avez mêlé assez mal à propos; et cherchant à divertir cette tristesse, nous nous sommes allés promener sur le port. Là, entre autres plusieurs choses, nous avons arrêté nos yeux sur une galère turque assez bien équipée. Un jeune Turc de bonne mine, nous a invités d'y entrer, et nous a présenté la main. Nous y avons passé; il nous a fait mille civilités, nous a donné la collation, où nous avons mangé des fruits les plus excellents qui se puissent voir, et bu du vin que nous avons trouvé le meilleur du monde.
GÉRONTE
Qu'y a-t-il de si affligeant en tout cela?
SCAPIN
Attendez, Monsieur, nous y voici. Pendant que nous mangions, il a fait mettre la galère en mer, et se voyant éloigné du port, il m'a fait mettre dans un esquif, et m'envoie vous dire que si vous ne lui envoyez par moi tout à l'heure cinq cents écus, il va vous emmener votre fils en Alger.
GÉRONTE
Comment, diantre, cinq cents écus?
SCAPIN
Oui, Monsieur; et de plus, il ne m'a donné pour cela que deux heures.
GÉRONTE
Ah le pendard de Turc, m'assassiner de la façon!
SCAPIN
C'est à vous, Monsieur, d'aviser promptement aux moyens de sauver des fers un fils que vous aimez avec tant de tendresse.
GÉRONTE
Que diable allait-il faire dans cette galère?
SCAPIN
Il ne songeait pas à ce qui est arrivé.
GÉRONTE
Va-t'en, Scapin, va-t'en vite dire à ce Turc que je vais envoyer la justice après lui.
SCAPIN
La justice en pleine mer! Vous moquez-vous des gens?
GÉRONTE
Que diable allait-il faire dans cette galère?
SCAPIN
Une méchante destinée conduit quelquefois les personnes.
GÉRONTE
Il faut, Scapin, il faut que tu fasses ici, l'action d'un serviteur fidèle.
SCAPIN
Quoi, Monsieur?
GÉRONTE
Que tu ailles dire à ce Turc, qu'il me renvoie mon fils, et que tu te mets à sa place, jusqu'à ce que j'aie amassé la somme qu'il demande.
SCAPIN
Eh, Monsieur, songez-vous à ce que vous dites? et vous figurez-vous que ce Turc ait si peu de sens, que d'aller recevoir un misérable comme moi, à la place de votre fils?
GÉRONTE
Que diable allait-il faire dans cette galère?
SCAPIN
Il ne devinait pas ce malheur. Songez, Monsieur, qu'il ne m'a donné que deux heures.
GÉRONTE
Tu dis qu'il demande...
SCAPIN
Cinq cents écus.
GÉRONTE
Cinq cents écus! N'a-t-il point de conscience?
SCAPIN
Vraiment oui, de la conscience à un Turc.
GÉRONTE
Sait-il bien ce que c'est que cinq cents écus?
SCAPIN
Oui, Monsieur, il sait que c'est mille cinq cents livres.
GÉRONTE
Croit-il, le traître, que mille cinq cents livres se trouvent dans le pas d'un cheval?
SCAPIN
Ce sont des gens qui n'entendent point de raison.
GÉRONTE
Mais que diable allait-il faire à cette galère?
SCAPIN
Il est vrai; mais quoi! on ne prévoyait pas les choses. De grâce, Monsieur, dépêchez.
GÉRONTE
Tiens, voilà la clef de mon armoire.
SCAPIN
Bon.
GÉRONTE
Tu l'ouvriras.
SCAPIN
Fort bien.
GÉRONTE
Tu trouveras une grosse clef du côté gauche, qui est celle de mon grenier.
SCAPIN
Oui.
GÉRONTE
Tu iras prendre toutes les hardes qui sont dans cette grande manne, et tu les vendras aux fripiers, pour aller racheter mon fils.
SCAPIN, en lui rendant la clef
Eh, Monsieur, rêvez-vous? Je n'aurais pas cent francs de tout ce que vous dites; et de plus, vous savez le peu de temps qu'on m'a donné.
GÉRONTE
Mais que diable allait-il faire à cette galère?
SCAPIN
Oh que de paroles perdues! Laissez là cette galère, et songez que le temps presse, et que vous courez risque de perdre votre fils. Hélas! mon pauvre maître, peut-être que je ne te verrai de ma vie, et qu'à l'heure que je parle on t'emmène esclave en Alger. Mais le Ciel me sera témoin que j'ai fait pour toi tout ce que j'ai pu; et que si tu manques à être racheté, il n'en faut accuser que le peu d'amitié d'un père.
GÉRONTE
Attends, Scapin, je m'en vais quérir cette somme.
SCAPIN
Dépêchez donc vite, Monsieur, je tremble que l'heure ne sonne.
GÉRONTE
N'est-ce pas quatre cents écus que tu dis?
SCAPIN
Non, cinq cents écus.
GÉRONTE
Cinq cents écus?
SCAPIN
Oui.
GÉRONTE
Que diable allait-il faire à cette galère?
SCAPIN
Vous avez raison, mais hâtez-vous.
GÉRONTE
N'y avait-il point d'autre promenade?
SCAPIN
Cela est vrai. Mais faites promptement.
GÉRONTE
Ah maudite galère!
SCAPIN
Cette galère lui tient au cœur.
GÉRONTE
Tiens, Scapin, je ne me souvenais pas que je viens justement de recevoir cette somme en or, et je ne croyais pas qu'elle dût m'être si tôt ravie.
(Il lui présente sa bourse, qu'il ne laisse pourtant pas aller; et dans ses transports il fait aller son bras de côté et d'autre, et Scapin le sien pour avoir la bourse.)
Tiens. Va-t'en racheter mon fils.
SCAPIN
Oui, Monsieur.
GÉRONTE
Mais dis à ce Turc que c'est un scélérat.
SCAPIN
Oui.
GÉRONTE
Un infâme.
SCAPIN
Oui.
GÉRONTE
Un homme sans foi, un voleur.
SCAPIN
Laissez-moi faire.
GÉRONTE
Qu'il me tire cinq cents écus contre toute sorte de droit.
SCAPIN
Oui.
GÉRONTE
Que je ne les lui donne ni à la mort, ni à la vie.
SCAPIN
Fort bien.
GÉRONTE
Et que si jamais je l'attrape, je saurai me venger de lui.
SCAPIN
Oui.
GÉRONTE, remet la bourse dans sa poche, et s'en va
Va, va vite requérir mon fils.
SCAPIN, allant après lui.
Holà, Monsieur.
GÉRONTE
Quoi?
SCAPIN
Où est donc cet argent?
GÉRONTE
Ne te l'ai-je pas donné?
SCAPIN
Non vraiment, vous l'avez remis dans votre poche.
GÉRONTE
Ah, c'est la douleur qui me trouble l'esprit.
SCAPIN
Je le vois bien.
GÉRONTE
Que diable allait-il faire dans cette galère? Ah maudite galère! Traître de Turc à tous les diables!
SCAPIN
Il ne peut digérer les cinq cents écus que je lui arrache; mais il n'est pas quitte envers moi, et je veux qu'il me paye en une autre monnaie, l'imposture qu'il m'a faite auprès de son fils.
GÉRONTE
Hé bien, Scapin, comment va l'affaire de mon fils?
SCAPIN
Votre fils, Monsieur, est en lieu de sûreté; mais vous courez maintenant, vous, le péril le plus grand du monde, et je voudrais pour beaucoup, que vous fussiez dans votre logis.
GÉRONTE
Comment donc?
SCAPIN
À l'heure que je parle, on vous cherche de toutes parts pour vous tuer.
GÉRONTE
Moi?
SCAPIN
Oui.
GÉRONTE
Et qui?
SCAPIN
Le frère de cette personne qu'Octave a épousée. Il croit que le dessein que vous avez de mettre votre fille à la place que tient sa sœur, est ce qui pousse le plus fort à faire rompre leur mariage; et dans cette pensée il a résolu hautement de décharger son désespoir sur vous, et vous ôter la vie pour venger son honneur. Tous ses amis, gens d'épée comme lui, vous cherchent de tous les côtés, et demandent de vos nouvelles. J'ai vu même deçà et delà, des soldats de sa compagnie qui interrogent ceux qu'ils trouvent, et occupent par pelotons toutes les avenues de votre maison. De sorte que vous ne sauriez aller chez vous; vous ne sauriez faire un pas ni à droite, ni à gauche, que vous ne tombiez dans leurs mains.
GÉRONTE
Que ferai-je, mon pauvre Scapin?
SCAPIN
Je ne sais pas, Monsieur, et voici une étrange affaire. Je tremble pour vous depuis les pieds jusqu'à la tête, et... Attendez.
(Il se retourne, et fait semblant d'aller voir au bout du théâtre s'il n'y a personne.)
GÉRONTE, en tremblant.
Eh?
SCAPIN, en revenant.
Non, non, non, ce n'est rien.
GÉRONTE
Ne saurais-tu trouver quelque moyen pour me tirer de peine?
SCAPIN
J'en imagine bien un; mais je courrais risque moi, de me faire assommer.
GÉRONTE
Eh, Scapin, montre-toi serviteur zélé. Ne m'abandonne pas, je te prie.
SCAPIN
Je le veux bien. J'ai une tendresse pour vous qui ne saurait souffrir que je vous laisse sans secours.
GÉRONTE
Tu en seras récompensé, je t'assure; et je te promets cet habit-ci, quand je l'aurai un peu usé.
SCAPIN
Attendez. Voici une affaire que je me suis trouvée fort à propos pour vous sauver. Il faut que vous vous mettiez dans ce sac et que...
GÉRONTE, croyant voir quelqu'un
Ah!
SCAPIN
Non, non, non, non, ce n'est personne. Il faut, dis-je, que vous vous mettiez là dedans, et que vous gardiez de remuer en aucune façon. Je vous chargerai sur mon dos, comme un paquet de quelque chose, et je vous porterai ainsi au travers de vos ennemis, jusque dans votre maison, où quand nous serons une fois, nous pourrons nous barricader, et envoyer quérir main-forte contre la violence.
GÉRONTE
L'invention est bonne.
SCAPIN
La meilleure du monde. Vous allez voir. (À part.) Tu me payeras l'imposture.
GÉRONTE
Eh?
SCAPIN
Je dis que vos ennemis seront bien attrapés. Mettez-vous bien jusqu'au fond, et surtout prenez garde de ne vous point montrer, et de ne branler pas, quelque chose qui puisse arriver.
GÉRONTE
Laisse-moi faire. Je saurai me tenir...
SCAPIN
Cachez-vous. Voici un spadassin qui vous cherche. (En contrefaisant sa voix.) "Quoi? Jé n'aurai pas l'abantage dé tuer cé Geronte, et quelqu'un par charité né m'enseignera pas où il est?" (À Géronte avec sa voix ordinaire.) Ne branlez pas. (Reprenant son ton contrefait.) "Cadédis, jé lé trouberai, sé cachât-il au centre dé la terre." (À Géronte avec son ton naturel.) Ne vous montrez pas. (Tout le langage gascon est supposé de celui qu'il contrefait, et le reste de lui.) "Oh, l'homme au sac!" Monsieur. "Jé té vaille un louis, et m'enseigne où put être Géronte." Vous cherchez le seigneur Géronte? "Oui, mordi! Jé lé cherche." Et pour quelle affaire, Monsieur? "Pour quelle affaire?" Oui. "Jé beux, cadédis, lé faire mourir sous les coups de vaton." Oh! Monsieur, les coups de bâton ne se donnent point à des gens comme lui, et ce n'est pas un homme à être traité de la sorte. "Qui, cé fat dé Geronte, cé maraut, cé velître?" Le seigneur Géronte, Monsieur, n'est ni fat, ni maraud, ni belître, et vous devriez, s'il vous plaît, parler d'autre façon. "Comment, tu mé traites, à moi*, avec cette hautur?" Je défends, comme je dois, un homme d'honneur qu'on offense. "Est-ce que tu es des amis dé cé Geronte?" Oui, Monsieur, j'en suis. "Ah! Cadédis, tu es de ses amis, à la vonne hure." (Il donne plusieurs coups de bâton sur le sac.) "Tiens. Boilà cé que jé té vaille pour lui." Ah, ah, ah! Ah, Monsieur! Ah, ah, Monsieur! Tout beau. Ah, doucement, ah, ah, ah! "Va, porte-lui cela de ma part. Adiusias*." Ah! diable soit le Gascon! Ah!
GÉRONTE, mettant la tête hors du sac.
Ah, Scapin, je n'en puis plus.
SCAPIN
Ah, Monsieur, je suis tout moulu, et les épaules me font un mal épouvantable.
GÉRONTE
Comment, c'est sur les miennes qu'il a frappé.
SCAPIN
Nenni, Monsieur, c'était sur mon dos qu'il frappait.
GÉRONTE
Que veux-tu dire? J'ai bien senti les coups, et les sens bien encore.
SCAPIN
Non, vous dis-je, ce n'est que le bout du bâton qui a été jusque sur vos épaules.
GÉRONTE
Tu devais donc te retirer un peu plus loin, pour m'épargner...
SCAPIN lui remet la tête dans le sac.
Prenez garde. En voici un autre qui a la mine d'un étranger.
(Cet endroit est de même celui du Gascon, pour le changement de langage, et le jeu de théâtre.)
"Parti! Moi courir comme une Basque, et moi ne pouvre point troufair de tout le jour sti tiable de Gironte? " Cachez-vous bien. " Dites-moi un peu fous, monsir l'homme, s'il ve plaist, fous savoir point où l'est sti Gironte que moi cherchair? " Non, Monsieur, je ne sais point où est Géronte. "Dites-moi-le vous frenchemente, moi li fouloir pas grande chose à lui. L'est seulemente pour li donnair un petite régale sur le dos d'un douzaine de coups de bastonne, et de trois ou quatre petites coups d'épée au trafers de son poitrine." Je vous assure, Monsieur, que je ne sais pas où il est. "Il me semble que j'y foi remuair quelque chose dans sti sac." Pardonnez-moi, Monsieur. "Li est assurément quelque histoire là tetans." Point du tout, Monsieur. "Moi l'avoir enfie de tonner ain coup d'épée dans ste sac." Ah! Monsieur, gardez-vous-en bien. "Montre-le-moi un peu fous ce que c'estre là." Tout beau, Monsieur. "Quement, tout beau?" Vous n'avez que faire de vouloir voir ce que je porte. "Et moi, je le fouloir foir, moi." Vous ne le verrez point. "Ahi que de badinemente!" Ce sont hardes qui m'appartiennent. "Montre-moi fous, te dis-je." Je n'en ferai rien. "Toi ne faire rien?" Non. "Moi pailler de ste bastonne dessus les épaules de toi." Je me moque de cela. "Ah! toi faire le trole." Ahi, ahi, ahi; ah, Monsieur, ah, ah, ah, ah. "Jusqu'au refoir: l'estre là un petit leçon pour li apprendre à toi à parlair insolentemente." Ah! peste soit du baragouineux. Ah!
GÉRONTE, sortant sa tête du sac.
Ah! je suis roué.
SCAPIN
Ah! je suis mort.
GÉRONTE
Pourquoi diantre faut-il qu'ils frappent sur mon dos?
SCAPIN, lui remettant sa tête dans le sac.
Prenez garde, voici une demi-douzaine de soldats tout ensemble.
(Il contrefait plusieurs personnes ensemble.)
"Allons, tâchons à trouver ce Géronte, cherchons partout. N'épargnons point nos pas. Courons toute la ville. N'oublions aucun lieu. Visitons tout. Furetons de tous les côtés. Par où irons-nous? Tournons par là. Non, par Ici. À gauche. À droit. Nenni. Si fait." Cachez-vous bien. "Ah, camarades, voici son valet. Allons, coquin, il faut que tu nous enseignes où est ton maître." Eh, Messieurs, ne me maltraitez point. "Allons, dis-nous où il est. Parle. Hâte-toi. Expédions. Dépêche vite. Tôt." Eh, Messieurs, doucement. (Géronte met doucement la tête hors du sac, et aperçoit la fourberie de Scapin.) "Si tu ne nous fais trouver ton maître tout à l'heure, nous allons faire pleuvoir sur toi une ondée de coups de bâton." J'aime mieux souffrir toute chose que de vous découvrir mon maître. "Nous allons t'assommer." Faites tout ce qu'il vous plaira. "Tu as envie d'être battu." Je ne trahirai point mon maître. "Ah! tu en veux tâter?" Oh!
(Comme il est prêt de frapper, Géronte sort du sac, et Scapin s'enfuit.)
GÉRONTE
Ah infâme! ah traître! ah scélérat! C'est ainsi que tu m'assassines.