Comédie de 1673
Argan, le maître et malade imaginaire
Toinette, la servante
Quoiqu'en bonne santé, Argan s'imagine toujours malade, ce dont profitent certains médecins... La lubie hypocondriaque du bourgeois empêchera-t-elle les amours de sa fille Angélique pour le beau Cléante ?!
TOINETTE, en entrant dans la chambre
On y va.
ARGAN
Ah, chienne! Ah, carogne…!
TOINETTE, faisant semblant de s'être cogné la tête
Diantre soit fait de votre impatience! Vous pressez si fort les personnes, que je me suis donné un grand coup de la tête contre la carne d'un volet.
ARGAN, en colère
Ah, traîtresse !
TOINETTE, pour l'interrompre et l'empêcher de crier, se plaint toujours en disant
Ha!
ARGAN
Il y a.
TOINETTE
Ha!
ARGAN
Il y a une heure.
TOINETTE
Ha!
ARGAN
Tu m'as laissé.
TOINETTE
Ha!
ARGAN
Tais-toi donc, coquine, que je te querelle.
TOINETTE
Ça mon, ma foi! J'en suis d'avis, après ce que je me suis fait.
ARGAN
Tu m'as fait égosiller, carogne.
TOINETTE
Et vous m'avez fait, vous, casser la tête; l'un vaut bien l'autre; quitte à quitte, si vous voulez.
ARGAN
Quoi? coquine.
TOINETTE
Si vous querellez, je pleurerai.
ARGAN
Me laisser, traîtresse.
TOINETTE, toujours pour l'interrompre
Ha!
ARGAN
Chienne, tu veux.
TOINETTE
Ha!
ARGAN
Quoi? il faudra encore que je n'aie pas le plaisir de la quereller.
TOINETTE
Querellez tout votre soûl, je le veux bien.
ARGAN
Tu m'en empêches, chienne, en m'interrompant à tous coups.
TOINETTE
Si vous avez le plaisir de quereller, il faut bien que, de mon côté, j'aie le plaisir de pleurer: chacun le sien, ce n'est pas trop. Ha!
ARGAN
Allons, il faut en passer par là. Ôte-moi ceci, coquine, ôte-moi ceci. (Argan se lève de sa chaise.) Mon lavement d'aujourd'hui a-t-il bien opéré?
TOINETTE
Votre lavement?
ARGAN
Oui. Ai-je bien fait de la bile?
TOINETTE
Ma foi! je ne me mêle point de ces affaires-là: c'est à Monsieur Fleurant à y mettre le nez, puisqu'il en a le profit.
ARGAN
Qu'on ait soin de me tenir un bouillon prêt, pour l'autre que je dois tantôt prendre.
TOINETTE
Ce Monsieur Fleurant-là et ce Monsieur Purgon s'égayent bien sur votre corps; ils ont en vous une bonne vache à lait; et je voudrais bien leur demander quel mal vous avez, pour vous faire tant de remèdes.
Argan choisit pour sa fille Angélique un mari... mais pas n'importe lequel! Un futur médecin.
TOINETTE
Quoi? Monsieur, vous auriez fait ce dessein burlesque? Et avec tout le bien que vous avez, vous voudriez marier votre fille avec un médecin?
ARGAN
Oui. De quoi te mêles-tu, coquine, impudente que tu es?
TOINETTE
Mon Dieu! tout doux: vous allez d'abord aux invectives. Est-ce que nous ne pouvons pas raisonner ensemble sans nous emporter? Là, parlons de sang-froid. Quelle est votre raison, s'il vous plaît, pour un tel mariage?
ARGAN
Ma raison est que, me voyant infirme et malade comme je suis, je veux me faire un gendre et des alliés médecins, afin de m'appuyer de bons secours contre ma maladie, d'avoir dans ma famille les sources des remèdes qui me sont nécessaires, et d'être à même des consultations et des ordonnances.
TOINETTE
Hé bien! voilà dire une raison, et il y a plaisir à se répondre doucement les uns aux autres. Mais, Monsieur, mettez la main à la conscience: est-ce que vous êtes malade?
ARGAN
Comment, coquine, si je suis malade? si je suis malade, impudente?
TOINETTE
Hé bien! oui, Monsieur, vous êtes malade, n'ayons point de querelle là-dessus; oui, vous êtes fort malade, j'en demeure d'accord, et plus malade que vous ne pensez: voilà qui est fait. Mais votre fille doit épouser un mari pour elle, et, n'étant point malade, il n'est pas nécessaire de lui donner un médecin.
ARGAN
C'est pour moi que je lui donne ce médecin; et une fille de bon naturel doit être ravie d'épouser ce qui est utile à la santé de son père.
TOINETTE
Ma foi! Monsieur, voulez-vous qu'en amie je vous donne un conseil?
ARGAN
Quel est-il ce conseil?
TOINETTE
De ne point songer à ce mariage-là.
ARGAN
Hé la raison?
TOINETTE
La raison? C'est que votre fille n'y consentira point.
ARGAN
Elle n'y consentira point?
TOINETTE
Non.
ARGAN
Ma fille?
TOINETTE
Votre fille. Elle vous dira qu'elle n'a que faire de Monsieur Diafoirus, ni de son fils Thomas Diafoirus, ni de tous les Diafoirus du monde.
ARGAN
J'en ai affaire, moi, outre que le parti est plus avantageux qu'on ne pense. Monsieur Diafoirus n'a que ce fils-là pour tout héritier; et, de plus, Monsieur Purgon, qui n'a ni femme, ni enfants, lui donne tout son bien en faveur de ce mariage; et Monsieur Purgon est un homme qui a huit mille bonnes livres de rente.
TOINETTE
Il faut qu'il ait tué bien des gens, pour s'être fait si riche.
ARGAN
Huit mille livres de rente sont quelque chose, sans compter le bien du père.
TOINETTE
Monsieur, tout cela est bel et bon; mais j'en reviens toujours là: je vous conseille, entre nous, de lui choisir un autre mari, et elle n'est point faite pour être Madame Diafoirus.
ARGAN
Et je veux, moi, que cela soit.
TOINETTE
Eh fi! ne dites pas cela.
ARGAN
Comment, que je ne dise pas cela?
TOINETTE
Hé non!
ARGAN
Et pourquoi ne le dirai-je pas?
TOINETTE
On dira que vous ne songez pas à ce que vous dites.
ARGAN
On dira ce qu'on voudra; mais je vous dis que je veux qu'elle exécute la parole que j'ai donnée.
TOINETTE
Non: je suis sûre qu'elle ne le fera pas.
ARGAN
Je l'y forcerai bien.
TOINETTE
Elle ne le fera pas, vous dis-je.
ARGAN
Elle le fera, ou je la mettrai dans un convent.
TOINETTE
Vous?
ARGAN
Moi.
TOINETTE
Bon.
ARGAN
Comment, "bon"?
TOINETTE
Vous ne la mettrez point dans un convent.
ARGAN
Je ne la mettrai point dans un convent?
TOINETTE
Non.
ARGAN
Non?
TOINETTE
Non.
ARGAN
Ouais! Voici qui est plaisant: je ne mettrai pas ma fille dans un convent, si je veux?
TOINETTE
Non, vous dis-je.
ARGAN
Qui m'en empêchera?
TOINETTE
Vous-même.
ARGAN
Moi?
TOINETTE
Oui: vous n'aurez pas ce cœur-là.
ARGAN
Je l'aurai.
TOINETTE
Vous vous moquez.
ARGAN
Je ne me moque point.
TOINETTE
La tendresse paternelle vous prendra.
ARGAN
Elle ne me prendra point.
TOINETTE
Une petite larme ou deux, des bras jetés au cou, un "mon petit papa mignon", prononcé tendrement sera assez pour vous toucher.
ARGAN
Tout cela ne fera rien.
TOINETTE
Oui, oui.
ARGAN
Je vous dis que je n'en démordrai point.
TOINETTE
Bagatelles.
ARGAN
Il ne faut point dire "bagatelles"
TOINETTE
Mon Dieu! je vous connais, vous êtes bon naturellement.
ARGAN, avec emportement
Je ne suis point bon, et je suis méchant quand je veux.
TOINETTE
Doucement, Monsieur: vous ne songez pas que vous êtes malade.
ARGAN
Je lui commande absolument de se préparer à prendre le mari que je dis.
TOINETTE
Et moi, je lui défends absolument d'en faire rien.
ARGAN
Où est-ce donc que nous sommes? et quelle audace est-ce là à une coquine de servante de parler de la sorte devant son maître?
TOINETTE
Quand un maître ne songe pas à ce qu'il fait, une servante bien sensée est en droit de le redresser.
ARGAN court après Toinette
Ah! insolente, il faut que je t'assomme.
TOINETTE se sauve de lui
Il est de mon devoir de m'opposer aux choses qui vous peuvent déshonorer.
ARGAN, en colère, court après elle autour de sa chaise, son bâton à la main
Viens, viens, que je t'apprenne à parler.
TOINETTE, courant, et se sauvant du côté de la chaise où n'est pas Argan
Je m'intéresse, comme je dois, à ne vous point laisser faire de folie.
ARGAN
Chienne!
TOINETTE
Non, je ne consentirai jamais à ce mariage.
ARGAN
Pendarde!
TOINETTE
Je ne veux point qu'elle épouse votre Thomas Diafoirus.
ARGAN
Carogne!
Après un long débat autour de la médecine qui oppose Argan et son frère, entrent en scène les inquiétants médecins...
MONSIEUR PURGON
Je viens d'apprendre là-bas, à la porte, de jolies nouvelles: qu'on se moque ici de mes ordonnances, et qu'on a fait refus de prendre le remède que j'avais prescrit.
ARGAN
Monsieur, ce n'est pas.
MONSIEUR PURGON
Voilà une hardiesse bien grande, une étrange rébellion d'un malade contre son médecin.
TOINETTE
Cela est épouvantable.
MONSIEUR PURGON
Un clystère que j'avais pris plaisir à composer moi-même.
ARGAN
Ce n'est pas moi.
MONSIEUR PURGON
Inventé et formé dans toutes les règles de l'art.
TOINETTE
Il a tort.
MONSIEUR PURGON
Et qui devait faire dans des entrailles un effet merveilleux.
ARGAN
Mon frère.
MONSIEUR PURGON
Le renvoyer avec mépris!
ARGAN
C'est lui.
MONSIEUR PURGON
C'est une action exorbitante.
TOINETTE
Cela est vrai.
MONSIEUR PURGON
Un attentat énorme contre la médecine.
ARGAN
Il est cause.
MONSIEUR PURGON
Un crime de lèse-Faculté, qui ne se peut assez punir.
TOINETTE
Vous avez raison.
MONSIEUR PURGON
Je vous déclare que je romps commerce avec vous.
ARGAN
C'est mon frère.
MONSIEUR PURGON
Que je ne veux plus d'alliance avec vous.
TOINETTE
Vous ferez bien.
MONSIEUR PURGON
Et que, pour finir toute liaison avec vous, voilà la donation que je faisais à mon neveu, en faveur du mariage.
ARGAN
C'est mon frère qui a fait tout le mal.
MONSIEUR PURGON
Mépriser mon clystère!
ARGAN
Faites-le venir, je m'en vais le prendre.
MONSIEUR PURGON
Je vous aurais tiré d'affaire avant qu'il fût peu.
TOINETTE
Il ne le mérite pas.
MONSIEUR PURGON
J'allais nettoyer votre corps et en évacuer entièrement les mauvaises humeurs.
ARGAN
Ah, mon frère!
MONSIEUR PURGON
Et je ne voulais plus qu'une douzaine de médecines, pour vider le fond du sac.
TOINETTE
Il est indigne de vos soins.
MONSIEUR PURGON
Mais puisque vous n'avez pas voulu guérir par mes mains,
ARGAN
Ce n'est pas ma faute.
MONSIEUR PURGON
Puisque vous vous êtes soustrait de l'obéissance que l'on doit à son médecin,
TOINETTE
Cela crie vengeance.
MONSIEUR PURGON
Puisque vous vous êtes déclaré rebelle aux remèdes que je vous ordonnais,
ARGAN
Hé! point du tout.
MONSIEUR PURGON
J'ai à vous dire que je vous abandonne à votre mauvaise constitution, à l'intempérie de vos entrailles, à la corruption de votre sang, à l'âcreté de votre bile et à la féculence de vos humeurs.
TOINETTE
C'est fort bien fait.
ARGAN
Mon Dieu!
MONSIEUR PURGON
Et je veux qu'avant qu'il soit quatre jours, vous deveniez dans un état incurable.
ARGAN
Ah, miséricorde!
MONSIEUR PURGON
Que vous tombiez dans la bradypepsie,
ARGAN
Monsieur Purgon.
MONSIEUR PURGON
De la bradypepsie dans la dyspepsie,
ARGAN
Monsieur Purgon.
MONSIEUR PURGON
De la dyspepsie dans l'apepsie,
ARGAN
Monsieur Purgon.
MONSIEUR PURGON
De l'apepsie dans la lienterie,
ARGAN
Monsieur Purgon.
MONSIEUR PURGON
De la lienterie dans la dyssenterie,
ARGAN
Monsieur Purgon.
MONSIEUR PURGON
De la dyssenterie dans l'hydropisie,
ARGAN
Monsieur Purgon.
MONSIEUR PURGON
Et de l'hydropisie dans la privation de la vie, où vous aura conduit votre folie.