Comédie de 1662
Arnolphe, le maître, un vieux bourgeois...
Agnès, une jeune fille élevée dans l'innocence par Arnolphe.
Alain, valet d’Arnolphe.
Georgette, servante d’Arnolphe.
Chrysalde, ami de Arnolphe
Arnolphe, bourgeois d'un certain âge aux prétentions aristocratiques, prétend qu'il ne sera pas cocu comme tant d'autres hommes. Pour ce faire, il a pris certaines précautions: il a recueilli et éduqué, ... à sa façon, la candide Agnès qu'il souhaite désormais épouser! Mais qu'en pense-t-elle?!
Pour Arnolphe, on n'est point homme d'honneur quand on est cocu. Dans cette scène d'ouverture, le jaloux barbon explique à Chrysalde quelles sont les précautions qu'il a prises pour éviter les cornes...
De retour chez lui, Arnolphe découvre des serviteurs qui en l'absence de leur maître ont pris quelques libertés...
ALAIN
Qui heurte?
ARNOLPHE
Ouvrez. (à part) On aura, que je pense,
Grande joie à me voir après dix jours d'absence.
ALAIN
Qui va là?
ARNOLPHE
Moi.
ALAIN
Georgette!
GEORGETTE
Hé bien?
ALAIN
Ouvre là-bas.
GEORGETTE
Vas-y, toi.
ALAIN
Vas-y, toi.
GEORGETTE
Ma foi, je n'irai pas.
ALAIN
Je n'irai pas aussi.
ARNOLPHE
Belle cérémonie
Pour me laisser dehors! Holà ho, je vous prie.
GEORGETTE
Qui frappe?
ARNOLPHE
Votre maître.
GEORGETTE
Alain!
ALAIN
Quoi?
GEORGETTE
C'est Monsieur.
Ouvre vite.
ALAIN
Ouvre, toi.
GEORGETTE
Je souffle notre feu.
ALAIN
J'empêche, peur du chat, que mon moineau ne sorte.
ARNOLPHE
Quiconque de vous deux n'ouvrira pas la porte
N'aura point à manger de plus de quatre jours.
Ha!
GEORGETTE
Par quelle raison y venir, quand j'y cours?
ALAIN
Pourquoi plutôt que moi? Le plaisant stratagème !
GEORGETTE
Ôte-toi donc de là.
ALAIN
Non, ôte-toi, toi-même.
GEORGETTE
Je veux ouvrir la porte.
ALAIN
Et je veux l'ouvrir, moi.
GEORGETTE
Tu ne l'ouvriras pas.
ALAIN
Ni toi non plus.
GEORGETTE
Ni toi.
ARNOLPHE
Il faut que j'aie ici l'âme bien patiente!
ALAIN
Au moins, c'est moi, Monsieur.
GEORGETTE
Je suis votre servante,
C'est moi.
ALAIN
Sans le respect de Monsieur que voilà,
Je te...
ARNOLPHE, recevant un coup d'Alain.
Peste !
ALAIN
Pardon.
ARNOLPHE
Voyez ce lourdaud-là !
ALAIN
C'est elle aussi, Monsieur...
ARNOLPHE
Que tous deux on se taise.
Songez à me répondre, et laissons la fadaise.
Hé bien, Alain, comment se porte-t-on ici ?
ALAIN
Monsieur, nous nous...
(Arnolphe ôte le chapeau de dessus la tête d’Alain)
Monsieur, nous nous por...
(Arnolphe l’ôte encore)
Dieu merci,
Nous nous...
ARNOLPHE (il ôte par trois fois le chapeau de dessus la tête d'Alain.)
Qui vous apprend, impertinente bête,
À parler devant moi le chapeau sur la tête?
ALAIN
Vous faites bien, j'ai tort.
ARNOLPHE, à Alain.
Faites descendre Agnès.
ARNOLPHE, à Georgette.
Lorsque je m'en allai, fut-elle triste après?
GEORGETTE
Triste? Non.
ARNOLPHE
Non?
GEORGETTE
Si fait.
ARNOLPHE
Pourquoi donc...?
GEORGETTE
Oui, je meure,
Elle vous croyait voir de retour à toute heure;
Et nous n'oyions jamais passer devant chez nous
Cheval, âne, ou mulet, qu'elle ne prît pour vous.
Arnolphe interroge Agnès: l'a-t-elle trompé durant son absence comme il le subodore?!
ARNOLPHE
La promenade est belle.
AGNÈS
Fort belle.
ARNOLPHE
Le beau jour !
AGNÈS
Fort beau !
ARNOLPHE
Quelle nouvelle ?
AGNÈS
Le petit chat est mort.
ARNOLPHE
C’est dommage : mais quoi
Nous sommes tous mortels, et chacun est pour soi.
Lorsque j’étais aux champs n’a-t-il point fait de pluie ?
AGNÈS
Non.
ARNOLPHE
Vous ennuyait-il ?
AGNÈS
Jamais je ne m’ennuie.
ARNOLPHE
Qu’avez-vous fait encor ces neuf ou dix jours-ci ?
AGNÈS
Six chemises, je pense, et six coiffes aussi.
ARNOLPHE, ayant un peu rêvé.
Le monde, chère Agnès, est une étrange chose.
Voyez la médisance, et comme chacun cause.
Quelques voisins m’ont dit qu’un jeune homme inconnu :
Était en mon absence à la maison venu ;
Que vous aviez souffert sa vue et ses harangues.
Mais je n’ai point pris foi sur ces méchantes langues ;
Et j’ai voulu gager que c’était faussement...
AGNÈS
Mon Dieu, ne gagez pas, vous perdriez vraiment.
ARNOLPHE
Quoi ! c’est la vérité qu’un homme...
AGNÈS
Chose sûre.
Il n’a presque bougé de chez nous, je vous jure.
ARNOLPHE, à part.
Cet aveu qu’elle fait avec sincérité,
Me marque pour le moins son ingénuité.
Mais il me semble, Agnès, si ma mémoire est bonne,
Que j’avais défendu que vous vissiez personne.
AGNÈS
Oui : mais quand je l’ai vu, vous ignorez pourquoi,
Et vous en auriez fait, sans doute, autant que moi.
ARNOLPHE
Peut-être : mais enfin, contez-moi cette histoire.
AGNÈS
Elle est fort étonnante et difficile à croire.
J’étais sur le balcon à travailler au frais :
Lorsque je vis passer sous les arbres d’auprès
Un jeune homme bien fait, qui rencontrant ma vue,
D’une humble révérence aussitôt me salue.
Moi, pour ne point manquer à la civilité,
Je fis la révérence aussi de mon côté.
Soudain, il me refait une autre révérence.
Moi, j’en refais de même une autre en diligence ;
Et lui d’une troisième aussitôt repartant,
D’une troisième aussi j’y repars à l’instant.
Il passe, vient, repasse, et toujours de plus belle
Me fait à chaque fois révérence nouvelle.
Et moi, qui tous ces tours fixement regardais.
Nouvelle révérence aussi je lui rendais.
Tant, que si sur ce point la nuit ne fût venue,
Toujours comme cela je me serais tenue.
Ne voulant point céder et recevoir l’ennui,
Qu’il me pût estimer moins civile que lui.
ARNOLPHE
Fort bien.
[...passage coupé...]
AGNÈS
Qu’avez-vous ? vous grondez, ce me semble, un petit.
Est-ce que c’est mal fait ce que je vous ai dit ?
ARNOLPHE
Non. Mais de cette vue apprenez-moi les suites,
Et comme le jeune homme a passé ses visites.
AGNÈS
Hélas ! si vous saviez, comme il était ravi,
Comme il perdit son mal, sitôt que je le vi ;
Le présent qu’il m’a fait d’une belle cassette,
Et l’argent qu’en ont eu notre Alain et Georgette.
Vous l’aimeriez sans doute, et diriez comme nous...
ARNOLPHE
Oui ; mais que faisait-il étant seul avec vous ?
AGNÈS
Il jurait qu’il m’aimait d’une amour sans seconde :
Et me disait des mots les plus gentils du monde :
Des choses que jamais rien ne peut égaler.
Et dont, toutes les fois que je l’entends parler,
La douceur me chatouille, et là-dedans remue
Certain je ne sais quoi, dont je suis toute émue.
ARNOLPHE, à part.
Ô fâcheux examen d’un mystère fatal,
Où l’examinateur souffre seul tout le mal !
(À Agnès)
Outre tous ces discours, toutes ces gentillesses,
Ne vous faisait-il point aussi quelques caresses ?
AGNÈS
Oh tant ; il me prenait et les mains et les bras,
Et de me les baiser il n’était jamais las.
ARNOLPHE
Ne vous a-t-il point pris, Agnès, quelque autre chose ?
(La voyant interdite.)
Ouf.
AGNÈS
Hé, il m’a...
ARNOLPHE
Quoi ?
AGNÈS
Pris...
ARNOLPHE
Euh !
AGNÈS
Le...
ARNOLPHE
Plaît-il ?
AGNÈS
Je n’ose,
Et vous vous fâcherez peut-être contre moi.
ARNOLPHE
Non.
AGNÈS
Si fait.
ARNOLPHE
Mon Dieu ! non.
AGNÈS
Jurez donc votre foi.
ARNOLPHE
Ma foi, soit.
AGNÈS
Il m’a pris... vous serez en colère.
ARNOLPHE
Non.
AGNÈS
Si.
ARNOLPHE
Non, non, non, non ! Diantre ! que de mystère !
Qu’est-ce qu’il vous a pris ?
AGNÈS
Il...
ARNOLPHE, à part.
Je souffre en damné.
AGNÈS
Il m’a pris le ruban que vous m’aviez donné,
À vous dire le vrai, je n’ai pu m’en défendre.
ARNOLPHE, reprenant haleine.
Passe pour le ruban. Mais je voulais apprendre,
S’il ne vous a rien fait que vous baiser les bras.
AGNÈS
Comment. Est-ce qu’on fait d’autres choses ?
ARNOLPHE
Non pas.
Mais pour guérir du mal qu’il dit qui le possède,
N’a-t-il point exigé de vous d’autre remède ?
AGNÈS
Non. Vous pouvez juger s’il en eût demandé,
Que pour le secourir j’aurais tout accordé.
ARNOLPHE
Grâce aux bontés du Ciel, j’en suis quitte à bon compte.
Si j’y retombe plus je veux bien qu’on m’affronte.
Chut. De votre innocence, Agnès, c’est un effet,
Je ne vous en dis mot, ce qui s’est fait est fait.
Je sais qu’en vous flattant le galant ne désire
Que de vous abuser, et puis après s’en rire.
AGNÈS
Oh ! point. Il me l’a dit plus de vingt fois à moi.
ARNOLPHE
Ah ! vous ne savez pas ce que c’est que sa foi.
Mais enfin : apprenez qu’accepter des cassettes,
Et de ces beaux blondins écouter les sornettes :
Que se laisser par eux à force de langueur
Baiser ainsi les mains, et chatouiller le cœur :
Est un péché mortel des plus gros qu’il se fasse.
AGNÈS
Un péché, dites-vous, et la raison de grâce ?
ARNOLPHE
La raison ? La raison, est l’arrêt prononcé,
Que par ces actions le Ciel est courroucé.
AGNÈS
Courroucé. Mais pourquoi faut-il qu’il s’en courrouce ?
C’est une chose, hélas! si plaisante et si douce.
J’admire quelle joie on goûte à tout cela.
Et je ne savais point encor ces choses-là.
ARNOLPHE
Oui. C’est un grand plaisir que toutes ces tendresses,
Ces propos si gentils, et ces douces caresses ;
Mais il faut le goûter en toute honnêteté
Et qu’en se mariant le crime en soit ôté.
AGNÈS
N’est-ce plus un péché lorsque l’on se marie ?
ARNOLPHE
Non.
AGNÈS
Mariez-moi donc promptement, je vous prie.
ARNOLPHE
Si vous le souhaitez, je le souhaite aussi,
Et pour vous marier on me revoit ici.
AGNÈS
Est-il possible ?
ARNOLPHE
Oui.
AGNÈS
Que vous me ferez aise !
ARNOLPHE
Oui, je ne doute point que l’hymen ne vous plaise.
AGNÈS
Vous nous voulez, nous deux...
ARNOLPHE
Rien de plus assuré.
AGNÈS
Que si cela se fait, je vous caresserai !
ARNOLPHE
Hé, la chose sera de ma part réciproque.
AGNÈS
Je ne reconnais point, pour moi, quand on se moque.
Parlez-vous tout de bon ?
ARNOLPHE
Oui, vous le pourrez voir.
AGNÈS
Nous serons mariés ?
ARNOLPHE
Oui.
AGNÈS
Mais quand ?
ARNOLPHE
Dès ce soir.
AGNÈS, riant.
Dès ce soir ?
ARNOLPHE
Dès ce soir. Cela vous fait donc rire ?
AGNÈS
Oui.
ARNOLPHE
Vous voir bien contente, est ce que je désire.
AGNÈS
Hélas ! que je vous ai grande obligation !
Et qu’avec lui j’aurai de satisfaction !
ARNOLPHE
Avec qui ?
AGNÈS
Avec... là.
ARNOLPHE
Là... là n’est pas mon compte.
À choisir un mari, vous êtes un peu prompte.
C’est un autre en un mot que je vous tiens tout prêt
Et quant au monsieur, là, je prétends, s’il vous plaît,
Dût le mettre au tombeau le mal dont il vous berce,
Qu’avec lui désormais vous rompiez tout commerce ;
Que venant au logis pour votre compliment
Vous lui fermiez au nez la porte honnêtement
Et lui jetant, s’il heurte, un grès par la fenêtre,
L’obligiez tout de bon à ne plus y paraître.
M’entendez-vous, Agnès ? Moi, caché dans un coin,
De votre procédé je serai le témoin.
AGNÈS
Las ! il est si bien fait. C’est...
ARNOLPHE
Ah que de langage !
AGNÈS
Je n’aurai pas le cœur...
ARNOLPHE
Point de bruit davantage,
Montez là-haut.
AGNÈS
Mais quoi, voulez-vous...
ARNOLPHE
C’est assez.
Je suis maître, je parle, allez, obéissez